Naviguer entre deux mondes

Par Marie-Soleil Cloutier
Chaque année, lors de la saison estivale, je passe quelques jours chez mes grands-parents maternels. Dès que je mets les pieds dans leur entrée, c’est comme si j’entrais dans c’que j’appelle « mon havre de paix ». Leur demeure, située à la campagne, à Saint-Esprit, c’est l’endroit où je vais pour me recentrer, pour me ressourcer, pour recharger mes batteries. Et ce processus thérapeutique commence bien avant que j’entre dans leur maison…
À chaque début de séjour, Claude et Françoise se font un plaisir de me faire visiter leurs jardins, les Jardins au Gré du Vent, et de me présenter les nouveautés, les changements qu’ils ont apportés, mais aussi ce qui demeure, ce qui reste toujours aussi splendide au fil des années. Ce qu’ils ignorent, c’est que c’est à moi qu’ils font plaisir. Les écouter me raconter l’histoire du premier arbre
qu’ils ont planté en 1980 lorsqu’ils ont acheté le terrain, un pommetier maintenant âgé de plus de 45 ans, ou bien les écouter m’expliquer, avec cette fierté dans leur regard, que les hémérocalles multicolores proviennent en fait de plants que mon grand-père a hybridés lui-même, ça me remplit de reconnaissance, de gratitude et de fierté à mon tour. Quand on se promène dans leur jardin, on sent l’odeur des hydrangées, des rosiers et des lilas. On s’émerveille devant les lys jaune-coucher
de-soleil et les échinacées rose-flamand. Derrière l’immensité et la beauté de cette nature organisée se cachent des années de travail acharné, de passion, de dévouement et de sacrifices, et on dirait que lorsque l’on en prend conscience, ça rend ça encore plus beau, plus grandiose, en tout cas, à mes yeux à moi.
Une fois la visite guidée des fleurs terminée, on passe au potager… Sur leur terrain, mes grands parents font pousser tellement de fruits et de légumes qu’ils en sont autosuffisants. Camerises, fraises, framboises, bleuets. Pommettes, pommes, poires, prunes, rhubarbe. Asperges, haricots, courgettes, zucchinis, concombres, potimarrons, poivrons, aubergines, tomates. Persil, basilic, coriandre. Claude et Françoise, ils font pousser tout ça. J’écris « faire pousser » parce que ça ne pousse pas tout seul, ces trucs-là. On doit d’abord semer, puis arroser et sarcler. Ensuite, on peut récolter - ça c’est ma partie favorite, surtout lorsqu’il s’agit de petits fruits, parce que j’ai le droit de me prendre « une taxe de cueillette » -. Finalement, on doit ensacher, conserver ou congeler. À 80 et 83 ans, mes grands-parents font encore tout ça. Et lors de mon court séjour, je me joins à eux, dans leur monde qui me ramène à l’essentiel et qui pourtant ne cesse de m’impressionner.
Quand je vais chez Claude et Françoise, c’est simple. En avant-midi, on cueille des petits fruits et on récolte des légumes (un processus qui varie selon la période de l’été). Après le dîner, je les accompagne dans leur rituel quotidien : leur moment de répit. Grand-maman lit son livre ou bien « pitonne » sur sa tablette pendant que grand-papa sieste puis joue du piano ou du violon, selon son humeur de la journée. Moi, j’en profite pour écrire ou méditer dans ma pièce préférée : une
petite véranda qu’ils ont ajoutée plus tard à la maison après l’avoir construite. Ses murs sont tapissés de grandes fenêtres et de toiles que grand-papa a peintes. Les étagères sont remplies de livres et de plantes que Claude entretient à l’année longue. Il y fait très chaud, car le soleil plombe à longueur de journée. C’est parfait pour s’étendre et prendre un bain de soleil. Puis, la journée se poursuit dans la cuisine. On trie les framboises, on coupe les zucchinis et on fait bouillir les betteraves. On fait du potage, des conserves, des confitures et des puddings rhubarbe-fraises. Quand 16h arrive, l’eau fraîche de leur longue piscine creusée m’appelle. J’en profite pour aller nager. Le soleil qui me tape le dos, les cardinaux qui m’encouragent de leur chant et grand-papa et grand-maman qui discutent sur la terrasse, ça vaut tout l’or du monde pour moi.
Aller séjourner chez mes grands-parents, ça me rappelle à quel point prendre le temps de vivre, d’exister, ça fait du bien et c’est essentiel. Et on dirait que dans mon quotidien, dans mon monde à moi, j’ai tendance à l’oublier. Tout va tellement vite que parfois, j’oublie de respirer, j’oublie de vivre, j’oublie de simplement exister. Je perds le cap. Alors, j’ai besoin de me retrouver dans leur monde, de m’ancrer à leur port, de naviguer au gré du vent, de naviguer entre 2 mondes pour un moment, pour ensuite mieux reprendre le large et faire face aux vagues et aux courants de mon monde à moi.