Une barre tendre et du jus

Par Jacob Larouche
J’avais postulé avec sérieux, rédigé mes réponses avec soin, et croisé les doigts en espérant être sélectionné. Quand j’ai reçu la confirmation pour le stage d’été d’un mois en milieu urbain, j’étais fier. Fier de pouvoir enfin sortir du cadre académique, d’aller sur le terrain, de voir la « vraie » vie. Ce stage, on me l’avait présenté comme une immersion auprès des communautés marginalisées de Montréal : personnes en situation d’itinérance, qui vivent avec des enjeux de santé mentale, aux prises avec des problématiques de toxicomanie, ou issues de la diversité sexuelle et de genre. Chaque jour, j’allais visiter différentes cliniques et ressources communautaires pour rencontrer des patients, des intervenants et des professionnels de la santé.
Je me sentais prêt. Prêt à absorber le savoir, à écouter avec empathie, à faire des liens entre la théorie apprise et la réalité du terrain. J’étais ce genre d’étudiant-là : carnet de notes à la main, regard curieux, posture attentive. Un peu naïf, peut-être, mais certainement pas préparé à ce que l’on ne nous enseigne pas.
Alors que la canicule de mi-juin accablait les trottoirs de Montréal, un silence glacial s’était installé entre les murs défraîchis du bâtiment. Assis dans un coin de la salle d’attente, près d’une plante artificielle couverte de poussière, je portais mon stéthoscope vert forêt Littmann Cardiology IV. Celui qui n’avait encore rien entendu de la rugosité du monde, des battements heurtés d’un cœur malmené par la vie.
Les ventilateurs au plafond faisaient gémir l’air, brassant paresseusement une atmosphère saturée d’odeurs entremêlées : la sueur persistante, le désinfectant bon marché, les vêtements humides, et le vécu, dense, collant à la peau comme une deuxième sueur. Ici, chaque chaise portait la fatigue d’un corps en transit, chaque regard semblait abriter une prière muette, un refus d’être vu ou une résignation douce-amère. Un manteau en plein été. Un sac d’épicerie transformé en valise. Une main qui tremble légèrement en coinçant une cigarette derrière l’oreille.
C’était mon premier jour. Et pourtant, quelque chose, peut-être la tension dans l’air ou l’écho sourd de l’indifférence urbaine, me soufflait qu’en ce lieu aux murs fissurés, j’allais entrevoir une médecine qu’on n’apprend pas dans les amphithéâtres. Une médecine sans ordonnance, sans jargon, une médecine du regard, du silence, de la présence
Elle est arrivée sans prévenir. Lente. Fatiguée. Le visage marqué d’une plaie, rougeâtre, bordée de croûtes jaunes. Et sans que je le veuille vraiment, mon cerveau s’est mis en marche. Réflexe conditionné, presque pavlovien, forgé par les semaines passées à construire des diagnostics différentiels. Lésion faciale : impétigo, dermatite, brûlure, infection fongique… Les hypothèses défilaient, certaines s’écartaient, d’autres s’imposaient. C’était devenu automatique.
Mais pendant que je dressais cette liste mentale, elle, elle était là.
Elle s’est assise, les yeux fuyants, le corps tendu. Et d’une voix basse, presque désolée, elle a murmuré :
— J’viens pour me faire dépister.
Puis, comme si c’était une autre phrase du même souffle :
— Est-ce que t’aurais du jus… ou une barre tendre?
J’ai figé.
Elle ne s’adressait pas au médecin. Elle me parlait à moi, le stagiaire de passage. Celui qui observait, carnet en main, en retrait, avec son sac rempli de collations à moitié mangées. J’ai fouillé. Je lui ai tendu le tout sans un mot. Et à cet instant précis, je me suis senti mis à nu.
Comme si, malgré mon statut d’étudiant, mes années d’études, ma compréhension fine de la physiopathologie humaine, de ses déséquilibres, de ses souffrances… je n’avais rien à offrir. Rien, sauf une barre tendre.
Puis, elle s’est confiée à moi. Je l’ai écoutée, sans l’interrompre, en essayant simplement d’être là. Elle était en situation d’itinérance, vivant au jour le jour, trimballant ses quelques possessions dans un sac d’épicerie usé. Elle consommait des drogues par injection, parfois par besoin, parfois pour oublier. Elle n’avait pas dormi depuis plusieurs jours, et ça se voyait dans ses yeux rougis, dans ses gestes saccadés, dans sa voix brisée.
Elle venait de subir quelque chose de terrible. Une agression sexuelle.
Son récit était à la fois douloureux et confus, entrecoupé de silences lourds et de larmes refoulées. Elle demandait à être soignée, entendue, protégée. Non pas comme une patiente ordinaire, mais comme une personne en quête d’un refuge, d’un minimum d’humanité.
Je me suis senti ridicule. Et privilégié. Et inutile.
Cette femme n’était pas seulement un « cas complexe ». Elle était une intersection vivante de toutes les violences de notre monde. L’accumulation des angles morts. Elle était le produit d’un système qui exclut, d’une société qui hiérarchise la dignité et qui gère la souffrance comme on gère les déchets : à la marge.
***
J’ai beaucoup réfléchi, depuis, au mot intersectionnalité. On l’entend dans les milieux militants et académiques, mais on le vit rarement de manière aussi brute que ce jour-là. Devant moi, une personne subissait non pas une, mais plusieurs formes de discrimination, qui se superposaient comme des couches de plomb sur ses épaules. Une agression sexuelle ne survient pas dans le vide. Pas plus que la consommation. Ni l’itinérance. Tout est lié : le genre, la classe sociale, la race, la santé mentale, l’accès aux soins, la violence structurelle.
En tant qu’étudiant en médecine, on nous enseigne qu’il faut traiter tout le monde de la même manière. C’est le principe de neutralité. Mais dans un monde fondamentalement inégal, traiter tout le monde de la même manière, n’est-ce pas renforcer ces inégalités?
Un traitement égal, mais qui ne tient pas compte des conditions de départ, est un mensonge poli. L’équité véritable exige que l’on regarde où chaque patient part dans la course. Qu’on reconnaisse que la ligne de départ n’est pas la même pour tous.
Je pense qu’il y a une forme de violence dans l’indifférence. Une violence douce, bureaucratique, administrative. Celle qui ne laisse pas de bleus visibles, mais qui classe, priorise, écarte. Une violence qui se glisse dans les interstices d’un horaire surchargé, dans les silences polis des salles d’attente, dans les formulaires mal compris. Celle qui fait que, sans même s’en rendre compte, on finit par croire que certaines vies valent moins que d’autres. Que certaines douleurs sont inévitables. Qu’on ne peut pas sauver tout le monde, alors à quoi bon?
Le plus terrible, c’est qu’on s’y habitue. On s’endurcit. On appelle ça du professionnalisme. On apprend à détourner les yeux, à rationaliser l’inaction, à parler de gestion des priorités. On devient à la fois témoins et rouages, participants passifs d’un système qui exclut sans faire de bruit. Et pendant ce temps, on célèbre les prouesses technologiques, les robots chirurgicaux, les intelligences artificielles presque humaines, pendant qu’à quelques coins de rue, quelqu’un s’éteint dans l’indifférence, faute d’avoir trouvé une porte ouverte.
Et c’est un jeune étudiant qui réalise, dans un moment de lucidité inconfortable, qu’il est du bon côté des statistiques. Qu’il est né du bon côté de la ligne invisible qui sépare ceux qui accèdent aux soins de ceux qui en sont exclus. Ce n’est pas un coup de dés, ni une simple chance tombée du ciel. C’est le reflet d’un système où l’origine, la couleur de peau, le niveau d’éducation des parents, ou encore l’adresse sur une carte peuvent tracer en filigrane tout un parcours de vie. Ce n’est pas le fruit du hasard : c’est le résultat d’un enchevêtrement de privilèges, souvent invisibles pour ceux qui les possèdent, mais si criants quand on croise le regard de ceux qui n’y ont pas accès.
Et dans ce constat amer, il y a à la fois de la gratitude et de la gêne. Une reconnaissance d’avoir pu franchir les portes d’une faculté de médecine, de marcher dans les couloirs des hôpitaux, d’écouter, d’apprendre… pendant que d’autres, souvent plus résilients, plus courageux, luttent simplement pour survivre une journée de plus.
Je ne pouvais rien faire de concret ce jour-là. Je n’avais pas le droit de prescrire. Pas de compétences pratiques. Pas de plan de traitement. Et pourtant, elle m’a tendu la main. Elle m’a regardé comme un être humain.
C’est celle-là, la médecine que je veux pratiquer. Pas une médecine de solution miracle. Mais une médecine qui s’arrête. Qui accueille. Qui reconnaît l’autre.
***
Depuis, je pense souvent à elle.
Elle a peut-être déjà été oubliée du système. Mais moi, je ne l’oublierai pas. Elle m’accompagne désormais dans chaque salle d’attente, dans chaque conversation, dans chaque regard. Et c’est là que j’ai compris : la médecine ne se résume pas à ce qu’on peut faire pour quelqu’un. Elle inclut aussi ce qu’on accepte de voir, de porter, de sentir.
Elle commence peut-être là, dans ce malaise que j’ai ressenti, dans ce moment de silence où je me suis vu tel que j’étais : un futur médecin, encore trop protégé, mais prêt à apprendre.
Nous vivons dans un monde où la richesse est concentrée, où les inégalités se creusent, où l’accès aux soins se monnaye parfois à travers des frontières invisibles. Certaines portes s’ouvrent plus facilement que d’autres, certaines voix sont plus souvent entendues. Pas par malveillance, mais par inertie.
Et pourtant, nous avons la responsabilité de penser la médecine autrement. De la pratiquer avec conscience. De reconnaître que chaque geste médical s’inscrit dans un tissu social.
Je ne sais pas si je la reverrai.
Mais je sais que, chaque fois que je remettrai mon stéthoscope autour de mon cou, je penserai à elle. À ce moment où la médecine m’a semblé bien petite face à la misère du monde.
Mais où l’humanité, elle, tenait dans une barre tendre… et un peu de jus.