« Qu’est-ce qu'un oiseau ? »

Par Nada Barakat
Tout a commencé dans un souffle fragile,
Des chants résonnaient, portés par un rêve fébrile.
En 2011, à Idleb, au cœur des rues éveillées,
Des mains nues se dressaient, sans pierres ni fusils levés.
« Démocratie ! » scandaient-ils dans une ardeur vibrante,
Défiant un régime d’oppression écrasante.
Un garçon, quatorze ans à peine, s’avance, insouciant,
Une pancarte contre sa poitrine, « Liberté » se lisant.
Sa voix tremble d’excitation autant que de peur,
Mais il jure qu’au loin, on sentira sa ferveur.
Les chants bouillonnent dans la rue, un espoir à pleins poumons,
Soudain, un hurlement de sirènes déchire l’horizon.
La clameur se déchire, son cri se dissout dans le fracas,
Il est emporté, brutalement, par la fureur qui s’abat.
Un sac noir sur la tête, le jour devient nuit sans fin,
Ses jambes se dérobent, l’air manque, son courage s’éteint.
Dans le camion qui le ballotte, chaque secousse est un coup,
Son enfance se dissout dans l’angoisse qui suinte sur sa joue.
Saydnaya, fief de l’horreur
Ses couloirs gorgés d’un silence trompeur.
Comme du bétail, cinquante hommes sont entassés sur un sol souillé,
Leur souffle unique se mêle à l’odeur fétide dans l’air vicié
Là, les gardes jouent avec la souffrance,
Un spectacle cruel, une vile jouissance.
Leurs rires déments ponctuent chaque supplice, la raison se disperse,
Ils écoutent les cris comme une musique perverse.
À quinze ans, ils gravent sa peau avec des lames de fer,
« Tiens-toi droit ! » hurlent-ils en enfonçant du sel dans sa chair.
À seize ans, suspendu par ses quatre membres disloqués,
Les électrodes mordent ses flancs tremblants, il ne cesse de pleurer.
À dix-sept ans, une pince froide arrache ses ongles un à un,
Le geste est lent, sadique, comme un rituel malsain.
Quand il s’évanouit, ils lui jettent l’eau glacée pour raviver son tourment,
Ils le ramènent aux limbes de la conscience, encore et encore, cruellement.
À dix-huit ans, le plastique enserre sa tête, l’air se fait poison,
Il lutte, se débat, la panique vrillant ses poumons.
On desserre, on resserre, un ballet morbide à chaque inspiration,
Il sent la vie couler entre ses côtes, dans un sombre abandon.
À dix-neuf ans, ils étouffent sa bouche avec des chiffons souillés,
Versent de l’eau pour le voir suffoquer.
Il regarde ses mains, décharnées et fuyantes,
Se demande s’il est vivant ou une ombre errante.
Chaque nuit, un sinistre rituel de pendaisons,
Des corps suspendus dans un silencieux abandon,
Leurs pieds vacillant comme des pendules du désespoir,
Leurs ultimes souffles en écho dérisoire.
Vingt, vingt-et un, vingt-deux, vingt-trois ans
Son âme dérivait, muette dans un gouffre béant
Il comptait les heures, mais elles se dissipaient,
Les jours s’écroulaient dans l’éternité.
Vingt-quatre ans, sa bouche s’ouvre sans qu’aucun son ne fuse,
Vingt-cinq ans, sa respiration même n’est plus qu’une ruse.
Vingt-six ans, sa voix se brise à force de crier,
Vingt-sept ans, il ne sait plus même s’il veut respirer.
Dans les profondeurs, une machine gronde, broyant crânes et os,
Elle recrache les restes, réduits en lambeaux.
Les fosses débordent de membres brisés, de visages perdus,
L’acide efface les traces, laissant les corps dissous.
Le Barada, jadis bleu, rougit sous le poids des vies brisées,
Ses eaux emportent des histoires que nul ne peut apaiser.
Chaque goutte murmure le silence de vies oubliées,
Un fleuve témoin des milliers de morts que le silence a validées.
Parfois, des têtes expédiées aux familles, trophées sanglants, encore tièdes;
Les lèvres figées dans un cri muet, les yeux grands ouverts, la peau raide,
Un avertissement brut : « Voilà ce qu’il advient des rebelles. »
Et les familles hurlent, brisées, face à ces morceaux cruels.
Et pendant ce temps, à la maison, une mère attend,
Chaque soir, elle dresse une assiette pour son fils absent.
Ses mains tremblent, fatiguées par le poids des années,
Chaque couvert posé, une prière à demi murmurée.
Les jours grignotent ses cheveux noirs,
Les remplaçant par des fils d’espoir blafard.
Elle fixe la porte, immobile dans son tourment,
Seul le silence revient, porteur d’un écho mourant.
…
Un soir, le régime, dans sa cruauté calculée,
Décida de jouer une nouvelle carte tordue et raffinée.
Ils ouvrirent une porte rouillée, et jetèrent dans la cellule,
Un grand auteur, un homme dont les mots avaient défié leur scrupule.
Les gardes ricanaient, se moquant de sa célébrité,
Le poussant vers son nouveau supplice orchestré.
En entrant, il vit d’abord une jeune femme recroquevillée,
Ses traits trop fendus, son corps d’enfant déjà brisé.
À ses côtés, un tout jeune garçon, si frêle, si silencieux,
Leur vue lui coupa le souffle, une vérité cruelle sous ses yeux.
Les rires des geôliers résonnèrent derrière la porte fermée,
« Tu vois, écrivain, voilà la vraie liberté !
Raconte-lui tes histoires, chante la lumière,
Pendant qu’elle serre contre elle son enfant de misère. »
D’une voix brisée, il commença doucement :
« Il était une fois un oiseau, un être libre, dans le vent. »
Mais à peine avait-il murmuré ces mots lents,
Que l’enfant, curieux, leva ses grands yeux innocents :
« Qu’est-ce qu’un oiseau ? » demanda-t-il, fragile et égaré,
Pour lui, le ciel n’était qu’un rêve qu’il ne pourrait toucher.
Ces mots frappèrent l’auteur comme un coup en plein cœur,
Une lame invisible, une insoutenable douleur.
Comment décrire la liberté à un enfant né derrière des murs,
Qui ne connaissait que l’ombre, le béton, et des cieux sans azur ?
…
Dans une ville pas loin de là, le crépuscule s’étire lentement,
Où l’odeur piquante trahit un mal rampant, flottant silencieusement.
À Ghouta, les enfants courent encore, leurs rires fragiles bercés par l’illusion,
Sans voir que l’air, saturé de venin, prépare la désolation.
Au détour d’une rue, un père se penche sur un corps inerte,
La peau marbrée, la bouche écumante, la mort est déjà alerte.
Il comprend trop tard qu’un souffle empoisonné ronge chaque poumon,
Et que les cris étouffés s’étranglent dans ce gaz sans nom.
Une fillette gémit près d’un mur effondré, cherchant un brin d’air,
Ses pupilles agrandies, figeant la terreur dans un silence amer.
Sa mère, les doigts tremblants, effleure son visage décoloré,
Tandis que le ciel, complice, semble ne rien vouloir dévoiler.
…
Pendant ces années, l’horreur s’étend dans un silence glacé,
Les nations détournent les yeux, laissant l’inhumain s’ancrer.
Les bombes tombent, les corps s’empilent sous les cendres,
Et l’air même devient poison, un souffle à ne plus prendre.
Le monde regarde, immobile, complice d’un règne cruel,
Tandis que l’espoir agonise dans les geôles du meurtre rituel.
…
//
Jusqu’au jour où, enfin, des rebelles ont brisé les verrous,
Ouvert les geôles, chassé les bourreaux.
Dans la lumière tremblante des couloirs délabrés,
Des milliers d’âmes se relèvent, comme ressuscitées.
Un homme s’approche du garçon si meurtri :
« Quel est ton nom, jeune homme ? » lui dit-il.
Son regard, vide de tout éclat, erre sans repère.
« Je ne sais plus », répond-il, d’une voix austère.
La mère est là, submergée par la foule en lambeaux,
Son regard cherche un visage, se heurte à un silence nouveau.
Quand elle voit son fils, le temps se fige,
Son cœur se brise, se mêle de larmes qu’elle afflige.
« Mon enfant ! » crie-t-elle, l’étreignant de ses bras,
Mais elle ne retrouve qu’un corps, sans lumière au fond des draps.
Elle effleure son visage émacié, cherche son sourire d’antan,
Il n’en reste qu’un fantôme, un souffle absent.
…
Un enfant a écrit un jour sur un mur effondré :
« Quand la guerre finira dans mon pays déchiré,
Nous fermerons les portes de la Syrie.
Nous y accrocherons une banderole : “Interdit d’entrer.”
Et nous pleurerons de joie, seuls,
Comme nous avons pleuré notre douleur, seuls. »
Aujourd’hui, ces mots résonnent à Damas,
Non plus comme un rêve, mais un sceau tenace.
Les murs portent encore les plaies d’hier,
Mais de nouvelles mains pansent peu à peu leur chair.
Pour la première fois, j’ose revenir,
Fouler ce sol que tant d’âmes ont dû fuir.
Un pays qui m’a porté dans un exil imposé,
M’ouvre ses bras, enfin, encore tremblants mais obstinés.
Je marcherai sous les oliviers centenaires,
Entendrai les enfants jouer près des jasmins familiers.
J’humerai l’arôme du maté dans les douces soirées,
Et le vent me chantera les récits d’Alep et de ses allées.
Non, ce n’est pas un mirage, mais une aube fragile,
La Syrie se relève, blessée mais subtile.
Dans ses collines, la promesse d’un lendemain,
Où le mot « liberté » dansera sur tous les chemins.
Ils ne crient plus la liberté comme un rêve brisé,
Ils la chantent, fiers, sous un ciel apaisé.
Des mains brandissent le drapeau d’un nouvel espoir,
Reflet d’un avenir sans barreaux ni devoirs.
Et sous ce ciel enfin libéré, je saurai,
Que même les cendres peuvent redonner vie aux lauriers.
Fin.
Sources
Al Jazeera. (2024, 8 décembre). ‘A number not a name’: In Syria, freed prisoners recall horrors of the past. https://www.aljazeera.com/news/2024/12/8/in-aleppo-freed-prisoners-recall-the-horrors-of-the-past
Amnesty International. (2016). ‘It breaks the human’: Torture, disease and death in Syria’s prisons. Amnesty International Ltd. https://www.amnesty.org/en/documents/mde24/4508/2016/en/
Amnesty International. (2017). Human slaughterhouse: Mass hangings and extermination at Saydnaya prison, Syria. Amnesty International Ltd. https://www.amnesty.org/en/documents/mde24/5415/2017/en/
Associated Press. (2024, 18 décembre). Glimpses of horror emerge inside Syria’s Saydnaya prison, dubbed ‘the slaughterhouse’. https://apnews.com/article/syria-prison-saydnaya-assad-098ff58bb6d5cd3c343f16dfee04accd
Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne. (2011–2024). Rapports sur les violations des droits de l’homme en Syrie. Nations Unies – Conseil des droits de l’homme. https://www.ohchr.org/en/hr-bodies/hrc/iici-syria/independent-international-commission
Human Rights Watch. (2013). Attacks on Ghouta: Analysis of alleged use of chemical weapons in Syria. https://www.hrw.org/report/2013/09/10/attacks-ghouta/analysis-alleged-use-chemical-weapons-syria
Human Rights Watch. (2015). If the dead could speak: Mass deaths and torture in Syria’s detention facilities. https://www.hrw.org/report/2015/12/16/if-dead-could-speak/mass-deaths-and-torture-syrias-detention-facilities
Human Rights Watch. (2024). Syria: Preserve evidence of mass atrocities. https://www.hrw.org/news/2024/12/23/syria-preserve-evidence-mass-atrocities
Kontar, F. (2024, 12 décembre). Syrie : « Comment raconter une histoire à un enfant qui, de sa prison, ne sait pas ce que sont le ciel ni les oiseaux ? ». Le Monde. https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/12/12/syrie-comment-raconter-une-histoire-a-un-enfant-qui-de-sa-prison-ne-sait-pas-ce-que-sont-le-ciel-ni-les-oiseaux_6443504_3232.html
Molana-Allen, L., O’Connor, E., & Kopelev, S. (2024, décembre). Freed Syrian prisoners describe the horrors they faced under Assad. PBS NewsHour. https://www.pbs.org/newshour/show/freed-syrian-prisoners-describe-the-horrors-they-faced-under-assad
NPR. (2025, 16 mars). Syria’s missing children: Hidden in orphanages under Assad regime. https://www.npr.org/sections/goats-and-soda/2025/03/16/g-s1-53476/syria-orphanages-assad
NPR. (2019, 24 septembre). Survivor of torture in Syria’s prisons is telling his story. https://www.npr.org/2019/09/24/763679511/survivor-of-torture-in-syrias-prisons-is-telling-his-story
United Nations. (2013). Report on the alleged use of chemical weapons in the Ghouta area of Damascus on 21 August 2013. https://undocs.org/A/67/997