Rance (et autres références)

par YongMu Ouyang

Passé le nadir, la seule chose à faire devant toute cette souffrance, toute cette incertitude, est de sublimer. Pas de message ici, juste des mots.

Au mois de mai, les gens s’attroupent sur le trottoir devant chez moi pour prendre en photo le magnolier — ou plutôt, se prendre en photo devant le magnolier. Ces gens désirent posséder un fruit de cette terre qui, comme on sait, n’appartient à personne. Certainement un désir futile, car les pétales atteignent l’acmé de leur splendeur avant même de fleurir, et lorsque libérés de leur carcan, ils commencent déjà à semer dans l’air un doux parfum à la fois impressionniste et précise de décomposition. La volonté d’immortaliser un corps en décadence me semble absurde, mais après inspection l’un pourrait statuer qu’il s’agit plutôt d’une velléité.

Il s’agit de tout un spectacle pour les passants, mais pour moi, les passants sont le véritable spectacle. J’aime penser que je suis le maître de cérémonie de ce happening annuel. En réalité, il est orchestré par la Nature (et peut-être même la nôtre aussi), mais je ne peux me défaire de l’impression que tout ça m’est spécifiquement destiné, car après tout, ma sentence est de regarder ces étrangers sans véritablement les voir. Je peux prétendre tout connaître sur eux, sur la futilité de leur geste, les épier dans toute leur vulnérabilité, et passer au maillet sans pour autant avoir pesé le poids de mon jugement.

J’expie donc mon crime de voyeurisme par un autre : celui de prétendre que ma générosité va nécessairement prolonger leur bonheur. Tant que cette compulsion demeure, tout se justifie : je leur offre la catharsis de fixer la mort dans les yeux et de ne pouvoir en tirer que l’extase de la beauté et de l’oubli. Leur prix à payer est mon indiscrétion.


Toutes les années, les pétales se sont écartés tels des lèvres fraîches pour livrer dans ma gorge un mot de vérité. Pendant longtemps ce mot a été « éphémère », mais ces temps-ci la note a changé. Cette courte effervescence de vie n’est qu’en réalité un spectre, une chimère qui nous tente avec la notion de maîtrise, d’espoir que l’on peut réellement fixer un mouvement en moment. Enlevez-vous, êtres chétifs, de l’équation, et cette courte effervescence de vie est réduite à sa plus simple expression : la vie.

Le magnolier, lui, n’oublie pas. Il se répète non pas par amnésie, mais parce qu’il entend exactement quand se manifester. Ce n’est pas pour autant parce qu’il a quelque chose à prouver, à nous, à la Nature.


Derrière leurs objectifs, mes sujets continuent à ériger des monuments à leur passage même en étant immergés dans un rappel de leur propre inexorable décomposition. La volonté d’immortaliser une existence désancrée me semble absurde, mais après inspection l’un pourrait statuer qu’il s’agit plutôt d’une velléité.

Je crois cependant que la véritable absurdité de cet épisode réside dans le fait que ces mêmes gens, repus de leur exploit contre les forces de l’Univers, reviennent invariablement l’année suivante pour prendre la même photo (j’en suis moi-même coupable), comme s’ils avaient complètement oublié le précédent, comme s’ils voulaient être absolument certains qu’ils n’oublieront plus. Du coup, leur mausolée s’écroule, et s’élève à sa place une pyramide tout à fait indifférente de l’originale. Il faudrait les imaginer heureux…

Quant à nos mémentos, ils devraient être aussi inconséquents que le moment où ils ont été forgés. Par réflexe – et non réflexivement – fermons-nous les poings autour d’un bouquet de promesses pour le lendemain et serrons-nous la gorge à une lie de regrets pour hier. Tout comme les fleurs de magnolia, nos gestes prennent sens seulement à leur extinction, mais à cause de notre obsession pour la postérité, nous assurons la destruction de ce sens à chaque répétition. Les lèvres demeurent muettes, et je crie sourdement.

Seul le silence est permanent.


Deux semaines plus tard, je me trouve invariablement à râcler ma pelouse appauvrie pour ramasser les pétales rancis. Je garde ceux qui sont tombés sans avoir eu le temps de pourrir, les derniers rejetons du spectacle. Je les glisse entre Ézéchiel et Esther ou Jérémie ou Samuel, espérant que je puisse un jour les montrer à quelqu’un qui serait indifférent à leur beauté.

Je ne sais pas s’il s’agit d’une récompense ou d’une punition. À leur place, j’aurais voulu survivre la phase indistinguée pour me retrouver, contrastant avec la pelouse, dans le regard d’un jardinier qui voudrait bien me figer entre deux pages beaucoup trop minces d’un tome beaucoup trop épais. J’imagine que pour d’autres, la beauté réside dans l’humilité de l’anonymat.

Dehors, quelques passants me disent qu’il est « bien dommage que ça soit fini ». Je les salue poliment et leur réponds simplement : « à la prochaine fois ».

Au mois de juin, les feuilles bourgeonnent et les fleurs sont oubliées jusqu’au prochain épisode.