Le Pouls

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Injecter de l’espoir, mais garder la tête froide

Leqembi, le nouveau médicament pour la maladie d’Alzheimer, est déchirant car il pose aux agences gouvernementales et au système de santé un dilemme de coût-bénéfice qui n’a pas de bonne réponse. Un survol de la controverse est de mise pour les futurs médecins. Le voici !



J’ai une relation très personnelle avec la maladie d’Alzheimer : ma grand-mère en est décédée. Mon père, ma sœur et moi portons les gènes qui nous prédisposen. C’est en partie pour cette raison que j’ai étudié cette maladie dans le contexte de ma maîtrise. 

Un nouveau médicament pour la maladie d’Alzheimer, Leqembi, a été approuvé aux États-Unis, puis une demande d’approbation a été récemment soumise à Santé Canada. Étant informé sur la complexité de la maladie, j’ai imprimé l’essai clinique avec un brin d’espoir, mais avec beaucoup d’appréhension … 


En tant que futurs médecins, nous allons probablement devoir discuter avec nos patients à propos de ce médicament et même le prescrire dans le cadre de notre pratique. Cet article a pour but de stimuler votre réflexion sur Leqembi !





Le coût de l’Alzheimer 

L’Alzheimer et le vieillissement sont très étroitement liés : la prévalence de la maladie est de 1% à 65 ans et double tous les 5 ans pour atteindre environ 16% à 85 ans (Figure 1). Dans un contexte de vieillissement global de la population, la maladie sera en croissance exponentielle dans les prochaines décennies. Les coûts projetés de l’Alzheimer à l’échelle mondiale reflètent cette tendance : entre 2020 et 2050, les coûts annuels associés à la maladie devraient bondir de 1.3 à 9,1 trilliards de dollars américains (4 fois le PIB du Canada) (Figure 2)!




L’économie, c’est important. Cependant, l’impact de la maladie sur les vies humaines est ce qui nous intéresse le plus, bien qu’il est impossible à quantifier. Je me rappelle distinctement de la lente descente aux enfers qu’a vécue ma grand-mère : la confusion grandissante, de la fierté qui l’a poussée à camoufler sa condition puis des respirations suffoquées auxquelles j’ai assisté à la toute fin. 

Étant un adolescent au cours de sa maladie, j’ai manqué un aspect crucial du fardeau qu’a cette maladie sur les proches aidants. Mon père, comme 16 millions d’Américains qui sont proches aidants de patients atteints de la maladie d’Alzheimer, a dû consacrer beaucoup de son temps libre et même demander des congés de son travail pour prendre soin de sa mère. Ce travail non rémunéré en compagnie d’un être aimé dont la santé régresse vers la démence peut causer beaucoup de souffrance psychologique. Cet aspect passe souvent inaperçu, mais fait partie de l’impact humain de la maladie. 

Les coûts de cette maladie sont immenses,  tant sur le plan économique qu’humain. En conséquence, une avancée même marginale pour chaque patient peut se traduire par des bénéfices substantiels à l’échelle de l’humanité. Alors qu’en est-il du médicament ?




Leqembi entre en scène

Leqembi est un médicament développé par les compagnies Eisai et Biogen. Il s’agit d’un anticorps capable de dissoudre les plaques amyloïdes, des agrégats de protéines dont l’abondance est corrélée avec la maladie d’Alzheimer. Les patients ayant une surproduction d’amyloïde en raison de une maladie génétique développent une forme familiale de l’Alzheimer dans leur quarantaine ou plus tôt. Depuis les années 1990, cela a porté la communauté scientifique à croire que c'est l'agent causal de la maladie. Il serait donc logique qu'en dissolvant l'amyloïde, la maladie se résorbe!

L’essai clinique de phase 3 a été publié dans le New England Journal of Medicine. Les médecins-chercheurs ont     injecté 900 patients avec un placebo et 900 patients avec Leqembi       toutes les 2 semaines pendant 18 mois. À 4 reprises au fil de l’étude, chacun des patients a eu droit à un TEP-Scan afin de détecter la quantité d’amyloïde dans son cerveau. Sans surprise, l’anticorps a effectué son travail : les patients injectés avec Leqembi ont évincé 75% de l’amyloïde de leur cerveau (Figure 3) ! 



Tous les 3 mois, les patients ont également été sujets à une évaluation de leurs habiletés      cognitives par un clinicien selon une échelle qu’on appelle le score CDR (Clinical Dementia Rating). Le score demande au clinicien de se prononcer sur la      mémoire, l’orientation, le jugement, le fonctionnement social, le fonctionnement domestique et quotidien du patient à la suite d’une entrevue semi-structurée. Bien que cette évaluation laisse place à de la subjectivité, la corrélation entre cliniciens est très bonne (>90%). Le score varie entre 0 et 18. On parle de trouble cognitif léger entre 0.5-4, de démence légère entre 4 et 10 et de démence modérée à sévère au-delà de 10.

Les patients sélectionnés pour l’étude avaient au début de l’étude un déclin cognitif mineur, avec un score CDR moyen de seulement 3.2. Au cours des 18 mois de l’étude, la cohorte contrôle a progressé à 4.9, alors que la cohorte traitée avec Lequembi a progressé à 4.4 (Figure 4). La progression de la maladie est donc ralentie de 27% par le médicament! 







Étant donné le poids de cette maladie neurodégénérative sur la société, ce 27% est porteur d’espoir. Mais nuançons un peu ce chiffre. La progression typique de la maladie d’Alzheimer est exponentielle : ça prend 15 ans pour franchir un score CDR de 4, seulement 5 ans pour passer de 4 à 10, et puis moins de 3 ans pour passer de 10 à 15 (Figure 5). À quel point est-ce qu’un frein de 27% pourra ralentir le train en cavale qu’est la neurodégénération ? Eisai projette que Leqembi augmentera de 8 mois le temps de bonne qualité de vie d’un patient.


À l’échelle humaine, 8 mois, c’est du temps de valeur inestimable qu’on peut passer avec notre famille, qu’on peut prendre pour savourer un peu plus de vie. C’est pour cette raison que mon cœur a fait un bond quand j’ai vu l’étiquette sur le dos de la boîte de Leqembi…





Un coût prohibitif

“26,500 USD ? Un total de 92,750 USD sur trois ans et demi? Sans compter les frais pour faire des intraveineuses aux patients      toutes les deux semaines pendant cette période ? C’est une blague ? ”, a été ma réaction viscérale. Mais j’ai décidé de creuser un peu. Peut-être y-a-t-il une raison logique à un prix exorbitant. C’est difficile d’évaluer les coûts réels d’un médicament puisque les compagnies pharmaceutiques ne sont pas transparentes, mais j’estime que le coût de production de Leqembi pour un patient se situe entre 2500 – 10 000 USD par an. À vous de faire le calcul et de      déterminer si vous trouvez cette marge de profit raisonnable. 

Ce qui me met la puce à l’oreille sur la potentialité d’une recherche de profit acharnée, c’est la justification d’Eisai  concernant le prix du médicament. La compagnie utilise la volonté de payer (VDP), une figure qui est utilisée par les éthiciens,      les compagnies d’assurances et les gestionnaires d’hôpitaux pour faire des choix déchirants sur  les traitements qu’on peut se permettre en tant que société. Le VDP, c’est le montant MAXIMAL qu’on est prêt à payer pour offrir un an de plus de vie en bonne santé à un patient. Ce montant varie entre 100 000 – 150 000 USD, mais Eisai utilise 200 000 USD, et le multiplie      par les 8 mois supplémentaires de vie en bonne santé que Leqembi prodiguerait… Autrement dit, Eisai cherche à extraire le maximum que Medicare (et éventuellement la RAMQ) est prête à payer. 

Au-delà du prix du médicament lui-même, je peine à      imaginer les 500 000 Canadiens qui vivent avec la maladie d’Alzheimer se présenter aux hôpitaux et aux cliniques      toutes les 2 semaines pour recevoir une injection intraveineuse. Au-delà du coût de la main-d’œuvre nécessaire, le système de santé n’est pas prêt pour une telle augmentation de son achalandage dans cette période de crise.

Finalement, notre but n’est pas de prendre les 9 trilliards de dollars que nous coûterait l’Alzheimer en 2050 et de les transférer aux compagnies pharmaceutiques pour nous sauver quelques mois de vie, au détriment d’engorger davantage      le système de santé. Notre objectif est de déployer nos ressources le plus efficacement pour augmenter la qualité de vie des patients le plus longtemps possible en diminuant le coût pour la société et pour le système de santé. Leqembi passe difficilement cette analyse coût-bénéfice. Mais le médicament passe-t-il l’analyse risque-bénéfice ?




Effets secondaires : saigner du cerveau…

En plus des TEP-scan et des évaluations cognitives, les patients de l’essai clinique de Leqembi bénéficiaient d’IRM de leur cerveau pour s’assurer que tout se déroulait sans problème. Mais problème, il y a eu. 25% des patients traités ont eu des complications liées à l’injection, la majorité desquelles causait des anomalies à l’IRM. On parle ici d’œdème (13% des patients) et de microhémorragies (17% de patients) dans le cerveau ! Ces phénomènes d’imagerie ne causaient des symptômes que dans 22% des cas, soit de la confusion, des maux de tête, des aberrations visuelles ou même des macrohémorragies dans le cerveau…

Pendant les 18 mois de l’essai clinique, aucun patient n’est décédé de ces effets secondaires. Cependant, 2 des 900 patients sont décédés suite au      traitement de t-PA (anticoagulant) censé traiter leur AVC dans les mois suivant l’essai clinique. L’autopsie a révélé des saignements abondants et disséminés dans le cerveau de ces patients. Ces saignements n’étaient pas proportionnels à la quantité de t-PA utilisée, suggérant que Leqembi et sa propension à faire saigner le cerveau auraient pu être impliqués dans ces décès. Plusieurs articles ont depuis été publiés dans des revues scientifiques de renom (Nature, Science, NEJM), demandant aux régulateurs comme Santé-Canada d’étudier plus en profondeur Leqembi avant de le      déployer à grande échelle. Aux États-Unis, plus d’un million de patients seront éligibles pour recevoir Leqembi avec Medicare dans les prochaines années. On parle alors potentiellement de centaines de décès attribuables en partie à Leqembi lors d’un AVC. 





Un dilemme entre rationalité et compassion.

Je brosse dans cet article un portrait peu flatteur de Leqembi. Mais je m’imagine également comme médecin de famille dans quelques années, devant une patiente qui me regarde dans les yeux et me demande quelque 8 mois supplémentaires pour voir son petit-fils grandir un peu plus longtemps. La vie et notre santé cognitive ont une valeur inestimable. Avec l’augmentation exponentielle du panier de soins, il faudra faire des choix difficiles en tant que société. Pour prendre ce genre de décision, il faut d'abord être informé. Félicitations d’avoir commencé cette démarche !







1.       Qiu, C., M. Kivipelto, and E. Von Strauss, Epidemiology of Alzheimer's disease: occurrence, determinants, and strategies toward intervention. Dialogues in clinical neuroscience, 2022.

2.       Jia, J., et al., The cost of Alzheimer's disease in China and re‐estimation of costs worldwide. Alzheimer's & Dementia, 2018. 14(4): p. 483-491.

3.       Harper, L.C., 2020 Alzheimer’s Association Facts and Figures.

4.       Scheltens, P., et al., Alzheimer's disease. The Lancet, 2021. 397(10284): p. 1577-1590.

5.       Van Dyck, C.H., et al., Lecanemab in early Alzheimer’s disease. New England Journal of Medicine, 2023. 388(1): p. 9-21.

6.       O’Bryant, S.E., et al., Validation of the new interpretive guidelines for the clinical dementia rating scale sum of boxes score in the national Alzheimer's coordinating center database. Archives of neurology, 2010. 67(6): p. 746-749.

7.       Kim, K.W., et al., Disease progression modeling of Alzheimer’s disease according to education level. Scientific Reports, 2020. 10(1): p. 16808.

8.       Farid, S.S., Process economics of industrial monoclonal antibody manufacture. Journal of Chromatography B, 2007. 848(1): p. 8-18.

9.       Gafni, A., Willingness to pay: what’s in a name? Pharmacoeconomics, 1998. 14: p. 465-470.

10.    Wong, S.L., H. Gilmour, and P.L. Ramage-Morin, Alzheimer's disease and other dementias in Canada. 2016, Statistics Canada Ottawa.

11.    Reish, N.J., et al., Multiple cerebral hemorrhages in a patient receiving lecanemab and treated with t-PA for stroke. The New England journal of medicine, 2023. 388(5): p. 478.

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13.    Atwood, C.S. and G. Perry, Russian Roulette with Alzheimer’s Disease Patients: Do the Cognitive Benefits of Lecanemab Outweigh the Risk of Edema and Stroke? Journal of Alzheimer's Disease, 2023(Preprint): p. 1-3.

14.    Thambisetty, M. and R. Howard, Lecanemab trial in AD brings hope but requires greater clarity. Nature Reviews Neurology, 2023. 19(3): p. 132-133.